Le libertinage dans Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos et dans 99 francs de Frédéric Beigbeder.

Au cœur des différentes époques et des continents, les conventions d’une société changent en fonction des mouvements de pensé qui règnent. Elles sont parfois tellement ancrées dans une société que leurs transgressions amènent de grandes conséquences. Il existe pourtant un courant de pensée selon lequel toute forme de conventions empêche l’atteinte d’une liberté absolue. La recherche de cette liberté est le but premier des gens qui la pratique. On nomme ces gens les libertins. Étant donné l’évolution constante des conventions, les libertins d’aujourd’hui n’ont pas les mêmes principes que ceux du passé. Par exemple, les libertins du XVIIIe s’ouvraient sur le désir, la séduction et le fantasme[1]. Aujourd’hui, ils ont plutôt pour but de se détacher de la masse populaire en se débauchant sans retenu, à se livrer à une vie sans attaches. Le but des libertins, toutes époques confondues, est en fait de transgresser les dites conventions. 


Ainsi, cette analyse portera une attention particulière à deux œuvres provenant d’époques éloignées qui se rejoignent par le thème du libertinage. L’une datant du XVIIIe siècle et l’autre publiée il y a tout juste une décennie, ces deux œuvres présentent des caractéristiques communes qui rendent fortement intéressante l’étude de ce thème, allant même jusqu’à nous prouver que le libertinage est un concept intemporel. 

Laclos, crédit : Joseph Ducreux

La première, Les liaisons dangereuses de Pierre Chodelos de Laclos, est un roman culte français publié en 1782. Adapté plusieurs fois à l’écran et au théâtre, cet ouvrage est définitivement considéré comme étant un chef-d’œuvre de la littérature. Tout au long de ce récit épistolaire, on suit le Vicomte de Valmont, libertin de nature, dont le but est de débauché la vertueuse Présidente de Touvel. Au grand désespoir de l’amie du personnage, Madame de Merteuil, Valmont se donne à cœur joie dans ce plan vicieux, au point d’en oublier ses principes libertins. On y décrit donc, en somme, la vie de nobles libertins qui se livre à la passion et à la débauche.

Frédéric Beigbeder, crédit : G. Giaume / H&K
La seconde, 99 francs de Frédéric Beigbeder, a été publiée à Paris en 2000. Son auteur, critique littéraire et créateur de la revue Bordel,  a remporté en 2009 le prix Renaudot. Grandement valorisé par la critique, l’ouvrage étudié présente la vie d’Octave, un publiciste parisien qui se révolte contre la société de consommation. Au cours du récit, on assistera à une certaine déchéance de sa part : le protagoniste refuse de se conformer aux normes de la société. Son but : se faire renvoyer de l’agence de publicité pour laquelle il travaille.
Au cours de l’analyse, il nous sera possible d’observer quelques points communs quant au libertinage dans les deux œuvres, notamment grâce à l’étude des conventions sociales et à la naissance du libertinage, aux manifestations du libertinage et aux conséquences finales des actes libertins.


La naissance du libertinage

Les conventions sociales du XVIIIe siècle
Au XVIIIe siècle, les nobles étaient fiers et enviés par le reste de la population. Pour garder leur statut élevé, ils devaient adopter les conventions associées à leur classe sociale. Leur statut élevé leur permettait d’obtenir des privilèges, tels que l’accès aux études pour les femmes. Le code de conduite pour les gens haut placés était strict. En somme, tout passait par le paraître[2]. Ainsi, leur réputation devait rester intacte. Aussi, les conventions sociales se basaient principalement sur la religion chrétienne. Les valeurs des gens d’une même communauté étaient souvent semblables puisqu’elles résultaient de la parole de Dieu. Les hommes étaient jugés comme supérieurs aux femmes, la sexualité était taboue et le travail était priorisé[3]. 

Valmont : pourquoi le libertinage ?
Tiré du film Les liaisons dangereuses
Pour commencer, le protagoniste des Liaisons dangereuses, le Vicomte de Valmont, critique régulièrement les agissements des nobles qui l’entourent. Il assure que leurs actes moraux et vertueux, malgré qu’ils respectent les conventions de leur société, sont répugnants et contraignants. Lorsqu’il communique avec son amie, la Marquise de Merteuil, il ne se gêne pas pour exprimer son dégoût envers Madame de Volanges qui donne une mauvaise opinion de lui aux yeux de la Présidente de Tourvel. Aussi, son but est clairement de faire payer les nobles vertueux pour leur conduite morale. Il veut les débaucher, salir leur réputation. Notamment, lorsque Valmont décide de séduire la Présidente, ce n’est pas seulement pour se l’approprier. Il a aussi le but précis de la débaucher : « Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ; que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter, et qu’agitée de mille terreur, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras »[4] Dans cet extrait, Valmont montre qu’il a pour plan de faire commettre des actes vicieux à la Président pour son propre plaisir, et lui faire regretter ses agissements pour lui donner une leçon : le vice gagne toujours sur la vertu. Il ajoute d’ailleurs : « J’aurai cette femme, je l’enlèverai au mari qui la profane : j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. […] Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré » (p.24-25). En assurant que son mari la profane en agissant moralement, il expose son point de vue quant au respect des conventions sociales, c’est-à-dire qu’il trouve cela inutile, voir malsain. Aussi, en se mettant au même stade que Dieu, il dénigre ce dernier au point de lui enlever toute importance : il lui suffirait de débaucher la présidente pour que ses croyances disparaissent. Bref, la raison du libertinage chez le Vicomte de Valmont est son dégoût pour les agissements moraux des nobles de sa société. 

Les conventions sociales au XXIe siècle
Dans la société moderne, les conventions se basent principalement sur les principes universels : la paix et la justice. Pour le reste, chaque individu a ses valeurs personnelles. Pour expliquer ce phénomène, il faut noter la disparition progressive de la religion au sein des communautés. En effet, la religion avait pour effet d’instruire des valeurs semblables à tous les membres d’une même communauté. Les valeurs des individus sont toutefois contrôlées par certains acteurs principaux tels les médias et la publicité[5], c’est pourquoi certaines valeurs sont plus courantes que d’autres comme la famille, la gloire et la sécurité.

Octave : le kamikaze de la société de consommation
Tiré du film 99 francs
Le protagoniste de 99 francs, Octave, est un personnage qui se démarque par son cynisme particulièrement exposé dans l’œuvre. Puisque ce cynisme le pousse explicitement à commettre des actes libertins, il faut donc affirmer qu’il s’agit de la base de son libertinage. Visiblement, Octave ne croit pas à l’avenir de la société et éprouve envers elle un pessimisme extrême. On le voit bien lorsqu’il présente son point de vue sur l’humanité aux lecteurs : « l’homme est un produit comme les autres, avec une date limite de vente »[6]. Ce passage montre qu’il enlève à l’homme son statut d’être vivant pour ne lui donner qu’un statut d’objet qui ne se démarque pas des autres. 

Aussi, il assure que la commercialisation du monde, dont il est lui-même l’un des acteurs principaux en tant que publiciste, est le responsable de la fin de l’humanité. En s’adressant aux lecteurs, il dit : « N’est-il pas effarant de voir à quel point tout le monde semble trouver normale cette situation ? Vous me dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices. Pourquoi m’avez-vous laissé devenir le Roi du Monde ? » (p.22). En qualifiant les humains d’esclaves soumis aux caprices de la société de consommation, on comprend donc qu’il trouve ridicule les institutions qui contrôlent la pensée collective et, surtout, la société de se laisser manipuler de la sorte. Ainsi, c’est pour cette raison qu’il refuse de se plier aux normes de la société, elle-même gérée par la société de consommation. Parallèlement, Octave comprend que la possession de plusieurs biens matériels, malgré ce qu’elle laisse croire, n’entraîne pas nécessairement le bonheur et la joie de vivre. On le voit bien lorsqu’il se présente au lecteur, alors qu’il nomme tous les objets qu’il possède :

« - une chaîne hi-fi Bang & Olufsen verticales avec 6 lecteurs CD programmables à distance
- un téléphone Cosmo bi-bande GSM équipé d’un data-fax intégré
- six chaises Louis XV héritées de la maison de tes grands-parents » (p.115).

Ce passage expose l’importance accordée aux biens matériaux par la société moderne. En énumérant ainsi les objets qu’il possède, Octave montre que l’être humain se définit, aujourd’hui, par ce qu’il possède matériellement. Cela renforce l’idée que la société de consommation prend une place énorme dans le monde contemporain. À la suite de l’énumération, le narrateur apporte pourtant un point crucial lorsqu’il dit : « Avec toutes ces choses qui t’appartiennent, et la vie confortable que tu mènes, logiquement tu es obligé d’être heureux. Pourquoi ne l’es-tu pas ? » (p.118). En affirmant qu’il devrait être « logiquement obligé » d’être heureux, il montre à quelle point la société de consommation pénètre l’esprit des gens pour leur imposer des sentiments. À la manière d’un kamikaze, il tente donc de faire effondrer petit à petit la société de consommation en se faisant renvoyer de son poste de publiciste. Donc, son travail est la raison de son libertinage. Quitter son emploi est clairement la seule option qu’il voit : « Ma liberté s’appelle assurance chômage » (p.17). 

En bref, Octave ne croit pas qu’argent est synonyme de liberté. Au contraire, l’argent crée cette dépendance à la consommation qui empêche la société d’avancer. Il laisse comprendre aux lecteurs son malaise existentiel lorsqu’il affirme sa peur de quitter son emploi : « Mais je n’ai pas les couilles de démissionner. C’est pourquoi j’écris ce livre. Mon licenciement me permettra de fuir cette prison dorée » (p.22). Par cela, il suggère que la vie qu’il mène, remplies d’objets matériels, impose la limite de sa liberté. Ainsi, Octave commet des actes libertins en raison de l’absence de liberté que lui impose la société de consommation et son mode de vie aisé.

Les manifestations du libertinage

Le libertin du XVIIIe siècle
Le libertinage au XVIIIe siècle était synonyme d’athéisme : les libertins étaient libres de corps et d’esprit. Leur but était de dissocier la sexualité des sentiments en maitrisant à la fois la science et l’art du langage. Il est possible de trouver quatre étapes primordiales pour se qualifier de libertin : choisir une victime qu’ils qualifiaient de proie, la séduire à la manière d’un chasseur de gibier, la faire succomber au désir puis finalement se séparer d’elle, tout en faisant surgir toutes sortes de rumeurs à son sujet[7]. Ces étapes sont la base d’une démarche libertine puisqu’elles entraînent nécessairement un comportement exempt de toutes conventions sociales et normes sociétales.

Le libertinage dans Les liaisons dangereuses



Tiré du film Les liaisons dangereuses
Le libertinage apparaît dans l’œuvre de Laclos par l’anticonformisme des personnages. Ainsi, ils agissent sans se soucier des normes, multipliant débauches et passions. Le personnage de Valmont est particulièrement intéressant à analyser puisqu’il s’agit d’un personnage cynique qui bâtit un projet libertin tout au long du récit : séduire la Présidente de Tourvel. Pour mettre à terme son plan, il effectue touts les étapes du libertin. D’abord, il choisit consciencieusement sa proie. C’est ce qu’il explique alors qu’il adresse une lettre à son amie, Mme de Merteuil, pour lui faire part de son projet : « Vous connaissez la Présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque; voilà l’ennemi digne de moi; voilà le but où je prétends atteindre »[8]. La présidente est une femme mariée aux bons principes : pour un libertin, il s’agit d’une proie idéale à débaucher, une réputation idéale à salir. Par la suite, il entreprend la séduction de la jeune femme. On le voit lorsque Valmont lui adresse une lettre, alors qu’elle tente de se distancier de lui par peur de s’en éprendre : « Accablé par les peines d’un amour malheureux, je n’avais d’autre consolation que celle de vous voir : vous m’avez ordonné de m’en priver, j’ai obéi sans me permettre un murmure. […] Pour calculer mes maux, il faudrait savoir à quel point je vous aime, et vous ne connaissez pas mon cœur » (p.99). Cet extrait montre la méthode de séduction du Vicomte : à la manière d’une chasse à courre, il laisse une certaine liberté à sa proie afin de mieux l’obtenir. En effet, il donne l’impression à la Présidente qu’elle détient le sort de leur relation : en utilisant les mots « ordonné » et « obéit », il bâtit un modèle de dominant/dominé entre eux. Pourtant, il parvient à la faire succomber à son charme : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi; et depuis hier, elle n’a plus rien à m’accorder » (p.193). Ici, Valmont le dit clairement : Mme de Tourvel a été dépouillée de son âme, et elle s’est entièrement livrée à lui. Une fois son plan accompli, il ne lui reste que la dernière étape : se séparer de sa proie. C’est ce qu’il fait en lui envoyant une lettre écrite par la Marquise de Merteuil en son nom : « On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une Loi de la Nature ; ce n’est pas ma faute. […] Adieu, mon Ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret. […] Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute » (p.217). Par la répétition de « ce n’est pas ma faute », cela montre que le but est de faire passer le vice sur la faute de la nature des choses, de la science[9]. Elle dit même « c’est une Loi de la Nature », comme si l’acte de Valmont n’était pas contrôlé. Déjà lors de la séparation, il tente de conserver sa réputation intacte en légitimant ses actes. Ainsi, il conserve son paraitre intact pour se concentrer à salir la réputation de la Présidente et conserver, par le fait même, son statut de noble aux yeux de la population.

         Aussi, il est possible d’observer une grande ambiguïté entre la vision que Valmont laisse paraître de lui et ce qu’il est vraiment. Il est alors intéressant de noter la divergence d’opinion quant au Vicomte entre la Présidente de Tourvel et Madame de Volanges. Cette dernière assure que Valmont est un homme capable de commettre des gestes affreux et qu’il n’agit qu’égoïstement : « Encore plus faux et dangereux qu’il n’est aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n’eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel » (p.28). On voit ici la face réelle du Vicomte, puisqu’il n’a pas réussit à conserver sa réputation intacte aux yeux de Madame de Volanges. Par ailleurs, la Présidente a une idée tout à fait contraire de Valmont : « si j’avais un frère, je désirerais qu’il fût tel que M. de Valmont se montre ici » (p.31). Ici, Madame de Tourvel montre bien ce que Valmont laisse paraitre de lui-même malgré ses actes libertins : soignant sa réputation, il peut débaucher les nobles à son aise sans que ces derniers ne se doutent de ses plans[10]. Bref, le Vicomte est libertin par ses plans de débauche et l’importance qu’il accorde à sa réputation malgré ses agissements vicieux.



Le libertin du XXIe siècle
La société est actuellement tellement ouverte sur les plans sexuel et commercial qu’on assiste à une véritable quête de liberté continuelle de la part de la majorité des individus. Les pratiques qui étaient autrefois gardées secrètes, telles que l’échangisme, le sadomasochisme et le fétichisme, sont aujourd’hui au cœur des discussions. Un libertin, peu importe son époque, s’autorise à aller au bout de son plaisir, sans privation[11]. Il priorise le plaisir aux responsabilités et tente d’échapper à l’influence des médias. Dans un monde où le matérialisme est si présent[12], un libertin a pour but d’échapper au pouvoir de la société de consommation. Le capitalisme est ainsi, en quelque sorte, un ennemi à ses yeux[13]. Les quatre étapes du libertin du XVIIIe siècle sont donc toujours de mise, mais se transmettent sur un plan plus sociétal. La proie peut donc devenir une multinationale, un mouvement politique ou la société elle-même.

Le libertinage dans 99 francs
Le protagoniste du roman de Beigbeder se livre à part entière à ce mouvement de pensée par son cynisme explicite, abolissant tous les modèles moraux. Il refuse de se fixer des repères pour guider sa vie, et se concentre donc à ne vaquer qu’au simple divertissement : pour lui, une vie stable est synonyme de conformisme. Le divertissement lui permet d’oublier ses souffrances, il ne se concentre que sur l’instant présent. 

Aussi, il accomplit clairement un projet libertin envers les publicistes qui l’entoure. D’abord, il a choisi une proie de grande envergure : la société de consommation est, selon lui, le dirigeant de la société contemporaine. Ensuite, il en séduit les grands piliers : sans retenue, il s’efforce donc à montrer qu’il est un publiciste réputé qui connait son domaine. Il explique d’ailleurs aux lecteurs les dix commandements du créatif, qui permettent de se faire prendre au sérieux par les directeurs de compagnie : « Toujours arriver en retard aux réunions. Un créatif à l’heure n’est pas crédible. En entrant dans la salle où tout le monde l’attend depuis trois quarts d’heure, il ne doit surtout pas s’excuser mais dire plutôt : "Bonjour je n’ai que trois minutes à vous consacrer." »[14]. Ce jeu de séduction professionnelle lui permet donc de monter des échelons dans le milieu de la publicité. Par la suite, il réussit à faire succomber sa victime : Octave est nommé patron de son agence de publicité. Puis, une fois sa victime séduite par sa séduction professionnelle, il s’en sépare rudement : il prévoit désordonné le monde de la publicité en utilisant sa situation de pouvoir. Lorsque Octave est au tournage d’une publicité, il affirme : « Nous serons riches et injustes. Nous licencierons nos anciens amis. Nous soufflerons le chaud et le froid pour terroriser tous nos employés. […] Nous serons mégalos et indécents. […] Nous serons dangereux et hyperfétatoires. Nous tirerons les ficelles de la société moderne » (p.199-200). Par l’utilisation du « nous », Octave montre l’étendu du pouvoir qu’il possède en utilisant un pronom de supériorité. Les mots dépréciatifs utilisés pour décrire la société de consommation traduisent le dégoût qu’il lui porte et les plans vicieux qu’il prévoit sont multiples et fatals pour le monde de la publicité. La dernière étape de son projet libertin est donc accomplie. 

         Par ailleurs, Octave exprime clairement son besoin de liberté qui surpasse la vertu, la convention de la société qui incite les gens à former une famille. En effet, alors qu’il discute avec Tamara, son amie prostituée, elle lui assure que la morale est importante pour dissocier le bien du mal. Octave lui répond : « Et alors ? Je préfère être dégueulasse et libre, ouais, libre, tu m’as bien entendu, qu’éthique et prisonnier ! » (p.203). La répétition du mot « libre » montre qu’il apporte une grande importance au concept de liberté. Aussi, l’antithèse formée par les mots « dégueulasse » et « éthique, ainsi que « libre » et « prisonnier » renforce la marge entre la vie des gens normaux et celle des libertins. Par ce procédé, Beigbeder montre que le personnage d’Octave est différent des autres : il se dissocie des normes sociales et ne veut pas se confondre dans la masse en devenant un bon mari, un bon père de famille. De même, lorsque Tamara lui fera le reproche de laisser de côté sa copine et son enfant pour passer ses nuits aux danseuses, il lui répond : « Oui, bon… mais au moins je suis libre » (p.203). On comprend donc que tout ce qui compte pour Octave est en fait l’atteinte de sa liberté, peu importe quels gestes il doit poser pour l’atteindre. Au terme de l’analyse de ces derniers aspects, il est vrai de dire que le personnage d’Octave est clairement libertin.



Les conséquences finales du libertinage

La finale tragique dans Les liaisons dangereuses
D’abord, une fois la présidente de Tourvel séduite, le Vicomte de Valmont est quelque peu épris d’amour pour elle. Pour un libertin, il est évidemment banni de ressentir des sentiments pour sa proie puisque le but est de débaucher sa victime. Il s’agit alors, en quelque sorte, d’une défaite pure Valmont. Donc, lorsque Merteuil, sa compagne libertine, lui ordonne d’envoyer la lettre de séparation à Madame de Tourvel, il accepte immédiatement : au début du récit, elle s’était promise à lui s’il réussissait à accomplir son projet libertin. Mais lorsqu’elle se refuse à Valmont, poussé par des élans libertins sans fin, il lui lance un ultimatum sans quoi il déclarera la guerre : « vous voyez que la réponse que je vous demande n’exige ni longues ni belle phrases. Deux mots suffisent »[15]. Madame de Merteuil lui répond alors simplement : « Hé bien ! la guerre. » (p.332). Cet extrait témoigne que les personnages en sont rendus à un point si intense qu’ils en sortent de leurs habitudes : les longues phrases de séduction qui aident à renforcir leur paraitre ne sont plus nécessaires entre eux. Leur relation pourtant amical prend fin, et la seule personne envers qui ils pouvaient avoir confiance est devenu leur ennemi. Ils sont donc abandonnés à leur propre sort.

Ensuite, lorsque le Vicomte se bat contre le Chevalier de Danceny – qui a apprit la relation entre Valmont et Cécile -, un coup lui est fatal. Puisque le combat avait été planifié par Madame de Merteuil suitesa dispute avec Valmont, il est donc le résultat direct de son libertinage. La mort étant le symbole absolu de l’absence de liberté, Valmont en est donc venu à créer l’effet contraire de ce qu’il aurait souhaité atteindre. En ce qui concerne Madame de Merteuil, elle aussi connait une fin tragique qui brime sa liberté : atteinte de la vérole, elle s’enfuit en Hollande. Le fait que les personnages anticonformistes finissent ainsi, sans l’ombre d’une liberté, montre que les libertins sont finalement punis.

La finale tragique dans 99 francs

Tiré du film Les liaisons dangereuses
Dans 99 francs, la finale traduit elle aussi une forte portée morale quant aux conséquences du libertinage. Une fois tout en haut de sa gloire de publiciste, Octave apprend d’abord que Tamara part en voyage avec un de ses clients de son agence de publicité. Épris de sentiment pour elle, il est pourtant trop tard pour la reconquérir. Il s’agit clairement d’une défaite pour lui en raison du sentiment amère que cette séparation lui laisse : « À la seconde où elle referme la porte, commence la nostalgie de toutes les secondes précédentes »[16]. Cela exprime bien que le protagoniste n’exerce aucun contrôle sur le fil de l’événement et des sentiments qu’il ressent. Les sentiments étant les ennemis premiers du libertin, il va de soi qu’Octave est en chute libre. Il cite d’ailleurs la chanteuse Mylène Farmer : « Si je dois tomber de haut/Que ma chute soit lente ». Cela suggère que le personnage se rattache du mieux qu’il peut à la vie de libertin. Il dit : « Je ne l’aimais plus mais je l’aimerai toujours sauf que je n’ai pas assez aimée alors que je l’ai toujours aimée sans l’aimer comme il fallait l’aimer » (264). L’absence de ponctuation dans ce passage suggère la folie grandissante du personnage qui n’arrive plus à mettre de la clarté dans ses idées. La répétition du verbe « aimer » montre l’importance qu’il accorde tout à coup à ce concept, comme si ce mot hantait son esprit. 

En ce qui a trait à son incarcération en raison du meurtre de la vieille Américaine, geste qu’il a causé dans un excès de libertinage, cela est explicitement un symbole de l’absence de liberté. Octave affirme : « Tout est provisoire et tout s’achète, sauf Octave. Car je me suis racheté ici, dans ma prison pourrie » (p.285). Cet extrait prouve d’abord qu’il s’est lui-même privé de liberté en abusant du libertinage. L’utilisation du déterminant possessif « ma » pour décrire la prison suggère que celle-ci représente maintenant le seul bien qu’il peut s’imaginer posséder. 

De surcroît, lorsqu’il s’imagine finir ses jours sur une île déserte avec son ex-femme et son enfant, tout n’est pas parfait : « L’azur, l’azur, l’azur, l’azur, ils ont une overdose d’azur, une indigestion de paradis » (p.291). Ici, la répétition du mot « azur » explique clairement que les deux amoureux n’en peuvent plus de ne voir que la mer. Pourtant, ce rêve est représentatif des images véhiculées par les publicités qui tente de vendre une vie parfaite. La mer représente, contrairement à ce qu’ils auraient cru, la limite de leur liberté. Ce passage du roman exprime l’absence de liberté que vit Octave, qui va même jusqu’à hanter ses rêves. La société de consommation s’empare de lui, empoisonne ses pensées. Ainsi, le libertin est encore une fois puni dans l’œuvre de Beigbeder en raison de la fin tragique qui lui est imposée et l’absence de liberté.

Conclusion

En conclusion, on peut de faire plusieurs parallèles quant au libertinage dans Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos et dans 99 francs de Frédéric Beigbeder en raison des protagonistes qui sont résolument libertins. Il est possible d’observer cet aspect par les raisons qui poussent les personnages à adopter ce courant de pensée, par les manifestations du libertinage et par les répercussions qu’il exerçait sur le cours de l’histoire. À la lumière de ce qui précède, pouvons-nous dire que, dans le monde contemporain qui nous offre une forte ouverture d’esprit quant aux comportements autrefois dit « déviants »[17], notre société est elle-même libertine ?
 


Médiagraphie :

Œuvre traitant du XXIe siècle :
Déziel, Stéphanie, « Formation de l’esprit critique et société de consommation », Mémoire de l’Université Laval, 1991, 126 p., (consulté le 28 janvier 2013).

Receuil de critiques sur 99 francs
Adda, Bérengère, « Frédéric Beigbeder, le publiciste désenchanté », Le Parisien, 2 septembre 2000, p.30, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Coppens, Carle, « Frédéric Beigbeder règle son compte à la publicité  », La presse, 24 septembre 2000, p.C-2, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Lachance, Lise, « Fils de pub », Le soleil, 27 janvier 2001, p.D1, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Laurence, Jean-Christophe, « Beigbeder: la pub, ras-le-bol! », La Presse, 25 janvier 2001, p.C-1, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Laurence, Jean-Christophe, « 99 francs: ce qu'en pensent nos publicitaires », La Presse, 28 janvier 2001, p.B1, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Lebedel, Pierre, « Des livres et des auteurs qui feront des succès », La Croix, 8 septembre 2000, p.20, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Lebrun, Jean-Claude, « La fiction jetée aux orties », L’humanité, 12 octobre 2000, p.23, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).
Peras, Delphine, « Il est temps que je me cache », L’express, 14 juin 2007, p.10, (consulté sur Repères le 10 mars 2013).

Œuvres traitant des Liaisons dangereuses
Faivre, Jean-Luc, « Profil d’une œuvre : Les liaisons dangereuses », 1994, Éditions Hatier, 79p.
Gérard, Marina, «Les liaisons dangereuses de Laclos : Roman de la transgression», 2010, 92p., (consulté sur Érudit le 28 janvier 2013).
Pavitt, Madga, «The concept of libertinage in Richardson’s Clarissa and Laclos’ Les liaisons dangereuses», Mémoire de Mcgill, 1971, 89p., (consulté le 28 janvier 2013).
Seylaz, Jean-Luc, «Laclos, Les liaisons dangereuses et la création romanesque chez Laclos », Éditions Droz, 1998, 159p., (consulté sur Google Books le 28 janvier 2013).

 




[1] Pavitt, Madga, «The concept of libertinage in Richardson’s Clarissa and Laclos’ Les liaisons dangereuses», p.1.
[2] Seylaz, J-L, Laclos, Les liaisons dangereuses et la création romanesque chez Laclos, p.7-10.
[3] Gérard, Marina, Les liaisons dangereuses de Laclos : Roman de la transgression, 2010, p.13-17.
[4] Laclos, Pierre Choderlos, Les liaisons dangereuses, p.24. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[5] Lachance, Lise, « Fils de pub », Le soleil, p.D1.
[6] Beigbeder, Frédéric, p.18. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[7] Faivre, Jean-Luc, Profil d’une œuvre : Les liaisons dangereuses, p.14.
[8] Laclos, Pierre Choderlos, Les liaisons dangereuses, p.20. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[9] Faivre, Jean-Luc, Profil d’une œuvre : Les liaisons dangereuses, p.25-26.
[10] Ibid., p.19.
[11] Déziel, Stéphanie, « Formation de l’esprit critique et société de consommation », 1991, p.27.
[12] Ibid., p.10-11.
[13] Ibid., p.14.
[14] Beigberder, Frédéric, 99 francs, p.57. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[15] Laclos, Pierre Choderlos, Les liaisons dangereuses, p.331. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[16] Beigberder, Frédéric, 99 francs, p.265. (À l’avenir, les notes provenant du même ouvrage seront entre parenthèses dans le texte).
[17] Déziel, Stéphanie, « Formation de l’esprit critique et société de consommation », Mémoire de l’Université Laval, p.